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La guerre du soin n’aura pas lieu…

la Guerre du soin

“Le Roi de N’importe-Où, lui, était prêt à régner n’importe-où.
Mais le roi de Quelque-Part voulait absolument régner quelque part.
Hélas, quand on est n’importe où, on est toujours quelque part…”
Christian Oster

 Alors donc, on m’a invité à parler, ici et maintenant.Maintenant, et j’y tiens, c’est le 21 janvier 2011, il est midi et demie, à peu près. Vous avez faim, maintenant, et moi aussi. Même si j’en soupçonne quelques-uns d’avoir déjà mangé, ailleurs, avant. Mais quand même, si vous êtes là, maintenant, c’est que vous y tenez ; à quoi, je ne sais pas encore, mais tenons-nous en là, pour voir si a tient le coup.

« Malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre » (Koltes), malgré la faim ou la torpeur de la digestion, vous êtes venus, vous êtes ici, maintenant, alors que vous pourriez être n’importe où ailleurs. C’est que ca vous tient et ce, que vous y teniez ou pas. Et moi, ça m’étonne, que vous soyez venus ici écouter un sombre inconnu.

Ici, c’est pas n’importe-où ; c’est Esquirol, donc. Dis comme ça, on dirait qu’un lieu est un nom, ou pire, qu’un lieu est quelqu’un. J’en viens déjà où je veux en venir : qu’un lieu c’est presque quelqu’un, avec son histoire et son nom.

Ici, c’est votre lieu de travail, soi-disant, comme soignant(s). Et moi, le sombre inconnu, je viens vous causer ici et maintenant, dans ce lieu qui passe pour être votre travail, et qui l’est, je ne dis pas, sauf que ça me trouble, moi, qu’un lieu soit un nom et ait une histoire. Esquirol, rôle exquis que le vôtre ici, en tant que soignant, laissez-moi rire, on entendrait presque une question, est-ce qui rôle ou pas ? sinon, qu’est-ce qui roule ? Le cadavre esqui n’est pas loin non plus, si le surréalisme veut bien nous le prêter.

Je suis venu apprendre quelque chose en vous parlant. J’ai quelque chose à vous dire, car on a quelque chose en commun, puisqu’on est là, maintenant et ici, ensemble, avec ce comme « un », une feinte de faire corps, de ne faire qu’un. Les mots ont au moins l’honnêteté inconsciente de dire ce qu’ils sont dans ce qu’ils sonnent.

Nous sommes là, donc, malgré tous les lieux où nous pourrions être au lieu d’être ici où nous sommes et ça, ça fait somme, et ça continue de m’étonner, à cause de l’heure et du lieu, malgré la faim ou la torpeur et aussi, disons-le, malgré la peur démocratique de la psychiatrie. Vous allez dire que j’en fais toute une histoire, ce en quoi vous avez raison.

Je l’ai dit, discrètement, voyez comme je suis délicat, ce lieu de votre travail, soi-disant, c’est un hôpital psychiatrique. Faut en vouloir, comme on dit. Faux, car en vouloir ou pas, ça nous veut aussi, on y joue quelque chose de notre désir, nous y sommes, nous y sommes pour quelque chose.

Si j’arrive à vous dire ça, je ne serai pas venu pour rien. Mais pour le dire, il ne suffit pas de mettre les mots les uns derrière les autres.

J’ai donc écrit mon mémoire de master 1 sur le déménagement du Centre de jour de Chatelet-Les-Halles, au 5 rue Saint-Denis dans le 1er Arrondissement, sur une péniche dans le 12ème. Un mémoire de psychologie clinique sur une question aussi futile, sur un déménagement, je peux vous dire que ça n’a pas plu à tout le monde.

J’ai eu la chance, l’année dernière, de faire mon stage dans cet Hôpital de Jour, rue St Denis. Juste avant son déménagement sur la péniche. Depuis juillet, je rends visite de temps en temps sur la barque. Vous avez dû lire un tas de petit article plus idiots les uns que les autres, sur le sujet. Ce bateau fait un tabac. Ça enfume la Psychiatrie. Après n’avoir parlé que des schizophrènes meurtriers et des Unité pour Malades Difficiles, les voilà qui nous font le coup de la croisière s’amuse. Poor Adamant!

Oui, L’Adamant, ça s’appelle ; la péniche, le bateau, le bâtiment flottant… comme l’attention, flottante. Quoique, en lisant TRADUIRE FREUD, le Tome 0 des Œuvres complètes de Freud, ce livre incroyable d’un petit groupe d’inconscients traducteurs, je comprends qu’on devrait plutôt traduire ça par « Attention en égal suspens », le mot « Schweben » s’utilisant pour les oiseaux qui planent. Freud, avec son humour habituel, nous propose donc d’être d’oisifs oiseaux, en égal suspens entre tout et rien, ciel et terre, mère et père.

Pendant mon stage, avec deux-trois autres inconscients de soignants mal soignés, on a proposé un petit groupe de réflexions, et des patients ont répondu à la proposition. Oui, un groupe de réflexions, surtout pas un groupe de parole, le groupe de parole, ça vous la coupe.

Et, dans ce groupe, d’inconscients à inconscients, on a parlé pendant presque neuf mois, si vous voyez ce que je ne dis pas, à se poser cette question, qui intéresse aussi le fœtus : comment passer d’ici à là ?

Je vais m’éloigner, les trompeurs sont apparents, en vous racontant une histoire d’agence immobilière et d’un couple paisible de locataires de Montreuil.

Il était une fois un couple de locataire sans histoires, comme on dit, jusqu’à temps qu’ils en fassent, des histoires. On va les y aider en leur demandant de quitter leur appartement qui est en passe d’être revendu par la propriétaire. Cet appartement, ils y sont depuis cinq ans, et  ils l’ont beaucoup investi. On leur offre un mois de loyer pour les quelques travaux effectués (du parquet flottant au sol). Le jour de l’état des lieux, l’appartement, contrairement à l’usage, n’est pas entièrement vide. Restent quelques meubles importants dans chaque pièce. L’agent immobilier, une jeune femme, s’en étonne et rappelle le bon usage. Mais, jeune et tendre, elle se laisse contaminer par leur investissement et s’arrange avec eux, non sans les prévenir : on est mercredi, elle leur laisse les clefs jusqu’à vendredi, jour où ils devront les lui remettre, discrètement, en main propre. On jure de dire la vérité, toute la vérité et on se sépare sur cette alliance péri-institutionnelle. Vendredi, appelons-la Justine, en hommage à Sade (lui qui fut interné ici, à Charenton, justement…) et pour sa vertu qui fera sa perte, trouve les clefs en question dans la boite à lettre de l’agence, heureusement avant quelqu’un d’autre. Sentant le mauvais tour, elle se rend dans l’appartement, et là, elle trouve un champ de bataille : du papier toilette a été répandu dans tout l’appartement, les murs barbouillés d’une pâte marron qui évoque les selles, un miroir est cassé et on peut lire ici et là des inscriptions élogieuses et outrancières sur la vie sexuelle de la propriétaire.

On pourrait finement remarquer que pour passer d’ici à là, le couple a dû souiller l’ici, pour trouver plus de charme à là-bas. C’est une méthode connue : abîmer un lieu, ou quelqu’un, pour pouvoir le désinvestir et ainsi, se duper soi-même. Et regardez les signes : les selles, le papier-cul, comme on dit, la sexualité dépravée de la propriétaire, mère indécente et décevante, qui expliquerai de manière totalement irrationnelle qu’elle mériterai d’être encore plus souillée et toujours plus désinvestie, comme si, dans le délire à deux : Ah, on a bien fait de décider de partir ! Analité et génitalité se répondent, sans se refléter, le miroir étant cassé. C’est du « symbolisme transparent »,  diraient  les grands obsessionnels du TAT et du RORSCHARCH

Aucun symbolisme n’est transparent. La blessure narcissique est obscure comme la pulsion, de mort ou de vie, et le miroir est un jeu  de dupes, casser un miroir, ça empêche de s’y regarder en face, c’est pratique, pour la marre cynique du narcissisme.

Elle me touche, cette histoire, je la raconte partout, une vraie manie. On comprend que la question du déménagement me soit apparue comme la plus passionnante et la plus romanesque. Le Centre de Jour est passé de la terre ferme à la mer folle. Entendez « mer » comme vous pourrez, neuf mois de préparation à passer du dedans au dehors, d’ici à là.

In utero, une première expérience de ça ? Qu’elle soit fatalement traumatisante ou pas, le débat m’importe peu, ce qui m’intéresse, moi, c’est qu’on ne s’en souvienne pas ! Alors qu’on y est, je le crois, lié émotionnellement, le Freud de 1896 et des psycho-névroses de défense parlerait peut-être de « traces mnésiques », d’ « inscriptions »… Mais enfin, on est déjà aliéné au discours d’au moins deux autres, à leurs mémoires, ou du moins, à leurs récits, contradictoires ou pas. Bref, il y a là un trouble de la mémoire, si je puis dire, ce qui est troublant, c’est cette absence dans la présence : on y était ou pas ? Qui y était, alors, puisqu’on ne s’en souvient pas ? Les deux inconscients qui m’ont fait ? Mais moi, j’y étais, mais en tant que quoi ? Je n’ai pas la prétention d’améliorer le Stade du Miroir du grand Jacques, mais, tout de même : « ce moment qui décisivement fait basculer tout le savoir humain dans la médiatisation par le désir de l’Autre », moi, j’ai besoin d’une petite précision qu’il ne fait pas toujours. Cette « quadrature inépuisable des recollements du moi » n’a lieu d’être que par rapport à un non-lieu d’être : la naissance étant un non-lieu d’être qui seul permet d’exister, on est jeté dans la gueule de l’être sur la base d’un non-lieu ? Vivre, du coup, si on s’amuse un peu, pourrait être défini comme une longue interprétation paranoïaque, au sens faible, de ce non-lieu d’où nous sortons coupable, déjà ! Le non-lieu n’est pas l’acquittement.

Intermède œdipien, ô combien psychanalytique, ce moment de non-lieu d’être, au moment, où l’être n’est que ça, pourrait-il être interprété a posteriori, par l’enfant, comme un long moment où il n’est tout simplement pas aimé ? Si l’ontologie freudienne est ainsi faite qu’être, c’est être aimé par un couple qui s’aime, ou mal-aimé par un couple qui s’aime mal, la suite logique pourrait être : si on est mal-aimé, c’est forcement sur la base d’une faute, qui, avec l’œdipe trouvera sa cause et sa conséquence historique, dans un sens comme dans les deux autres, dans la super trinité, névrose, psychose et perversion.  Œdipe : rejouer cette scène d’où nous étions absent, en dérobant à celle-ci, ou celle-là, ce qu’il a, ce qu’elle a, pour se faire sujet de ce non-lieu, malgré tout. Car, comme l’a si bien démontré Freud dans le « délit par conscience de culpabilité », le sujet construit une scène où il est sujet de ce qui lui échappe, ou plutôt, de ce qui lui a échappé, plutôt que de le subir totalement. Ce qui permet, je crois, à Primo Levi, de commencer son texte si émouvant, Si c’est un homme, et si c’est un homme, c’est émouvant, d’ailleurs, de commencer, disais-je, en disant que si l’on entend souvent qu’il n’y a pas de bonheur absolu, on dit plus rarement qu’il n’y a pas non plus de malheur absolu. Pas de bonheur absolu, car la culpabilité œdipienne rôde, et pas de malheur absolu, car le sujet, faut bien qu’il y soit pour quelque chose.

Pourquoi je parle de tout ça ? Pour vous dire qu’un déménagement, ça va jusqu’à ces inconnues-là de l’équation métapsychologique. Passer d’ici à là, désinvestir pour réinvestir, ça veut dire repasser par une zone de non-certitude sans mémoire, et donc, sans amour. Passer de la mère au père, et inversement, et de nouveau, à l’endroit, à l’envers, en même temps et en différé, l’œdipe est toujours double, du père à la mère, ou les deux, en canon, comme dirait un musicien. Pour ce faire, il faut se duper sur l’amour.

Sauf que, dans « la psychose », on déménage pas sur le même bateau, ou on n’emprunte pas le même trajet. En tout cas, l’injonction, il faut aimer ce couple qui s’aime pour y survivre, ça marche pas. Ce couple, il nous a coupé du non-être, pour nous faire vivre, tu parles d’un sale coup, d’un seul coup d’un seul, une fois pour toute. De l’inconvénient d’être né, c’est ça. Il faut relire Cioran avec Freud. Comparer l’incomparable.

C’est comme si quelqu’un venait vous réveiller pour vous demander de vous rendormir. Le retour à l’inanimé, dont parle Freud, dans la pulsion de mort, c’est aussi lié à ça, à la situation anthropologique  primordiale : on nous coupe du non-être pour nous aliéner à l’amour avant de nous apprendre à ne pas trop aimer, pour nous aliéner à la vie avant de comprendre qu’on va la perdre. La perversité polymorphe de l’enfant, qui ne quittera pas l’adulte avant sa mort, est condition humaine, que les parents soient bons, mauvais, présents ou absents, remplacés ou substitués, change beaucoup de chose mais ne change pas la condition humaine : ll faut aimer la vie pour lui survivre dans le temps qui précède le temps de comprendre qu’il faudra la perdre et donc, ne pas trop l’aimer.

Perversité du réel, solution imaginaire, problème symbolique, je m’éloigne, je m’approche, je veux dire qu’un lieu, ça nous aspire dans les mêmes conneries métapsychologiques : s’attacher, se détacher, mais, dans un paradoxe, où l’un entre en conflit avec l’autre, simultanément, et donc, que la psychanalyse, quand elle est assez désespérée, est la seule à parler de cette injonction paradoxale du réel. Investir un lieu, autrement dit, laisser le lieu vous habiter, en sachant que vous devrez, un jour, le perdre, alors même que vous ne faite que ca depuis que vous êtes né, alors même que c’est la définition même de la naissance. On va pas s’étonner de la lenteur d’un schizo à changer de chaise. Il faut un optimisme démesuré pour faire ça. Un optimisme de névrosé, et encore, le névrosé, il passe son temps à commenter le lieu, à se plaindre des murs délabrés, de la saleté, et de toutes les raisons de ne pas l’investir. Tout déménagement est donc une nouvelle gestation, lieu dans le lieu, pas n’importe lequel, lieu de la plus grande fragilité, l’entre-deux amours, l’entre-deux culpabilités, l’entre-deux manques, et l’impossible qui va avec.

Revenons à notre bateau, qui comme les chats et les chiens a un nom : l’Adamant. C’est gonflé quand même, un tel nom, ça laisse des traces mnésiques, un nom. Ici, où je parle, ça s’appelle la Serre, et cette serre, elle sert à ça, aux réunions, aux ateliers, et aux monologues d’ivrognes de l’inconscient comme moi. La Serre, elle sert aux deux unités :  Averroès et Rosa Parks.

C’est gonflé aussi. C’est pas rien, comme destin, cette femme noire et pauvre, résistant au ségrégationnisme de l’Amérique des années 50. Un an après, cette loi de la ségrégation est déclarée anticonstitutionnelle. Autant le dire, cette femme a changé le monde.

Qu’est-ce que ça implique, que suite à un vote, on ait choisi ce nom-là ? D’abord, ça en dit long sur la marginalité fantasmée du soignant en psychiatrie, elle a toutes les tares, cette Rosa Parks, elle est noire, pauvre et en plus c’est une femme. Et pourtant, elle défie la loi et la refait. Elle a toutes les tares mais elle fait loi. Même le marginal, il veut faire loi, c’est ça, le scoop du jour, finalement, à travers ce nom, c’est que même l’exception qui fait  et défait la règle veut devenir la règle, autrement  dit : être aimé.

De là, on se demande bien ce que nous réserve un nom comme l’Adamant ? C’est un mot valise : adamantin : la partie la plus pure du diamant et l’Amant (je ne vous ferai pas l’offense de vous dire ce que c’est…) On m’explique ca, et c’est très beau, comme explication. Enfin, sur internet, on apprend que l’Adamant était un navire de guerre de 50 canons.

Eric Piel, que j’admire énormément, est ce psychiatre inconscient qui a eu cette drôle d’idée de faire voguer l’hôpital sur la Seine. Eric Piel, détail important, vit lui-même, depuis des années, sur une péniche. Il a travaillé huit ans à lui donner un lieu dans la réalité, et il voulait que le nom du bateau soit : « Utopie ». Ironie de l’histoire : suite à un vote, le nom choisi par le père du lieu a été écarté au profit de « l’Adamant. »

Utopie, ça veut dire Non-Lieu. Étrange, non ? Tout le monde s’en fout, mais moi, j’aurais préféré Utopie, mais je n’avais pas voix au chapitre. Pourtant, ce non-lieu de l’utopie disait bien l’impossible de la demande d’un lieu pour la psychiatrie.

Serons-nous vraiment heureux, nous les soignants (Tu parles !) le jour où TOUT le monde trouvera la psychose admissible, ayant lieu d’être sans encombre, où TOUT le monde trouvera la schizophrénie « normale », où tout le monde aura admis que la folie soit siamoise de la raison ?

La guerre du soin n’aura pas lieu, bien qu’on puisse, comme Alphonse Allais, regretter de ne pas avoir su  réconcilier les œufs brouillés.

Écrit par : Nunzio d’Annibale
Psychologue, Formateur et Analyste des pratiques 
(Ce texte a été publié en Janvier 2012, in L’UNEBEVUE, n°29)

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