
Que se passe-t-il quand un éducateur, une psychologue ou un soignant de par l’exercice professionnel, se retrouve en position de médiation du fonctionnement familial, que cette position résulte d’un dispositif voulu comme un atelier parents-enfants, ou qu’elle soit l’un des effets d’une demande implicite de l’usager et/ou de la famille ? Une famille occupe un espace du réel tout comme un espace symbolique et imaginaire dans le travail d’une équipe. Nous rendons compte de réalités qui adviennent dans leur exercice professionnel et de ce qui est mis à l’analyse en travail groupal.
L’intimité et le sentiment de la « loi familiale » se placent-ils dans le cadre de la loi organique, c’est-à-dire de l’espace juridique, ou dans le cadre de la Loi symbolique ? Se placent-ils en dehors de la loi, ou alors se jouent-ils des limites ?
Par Loi symbolique, nous nous référons à l’inceste comme interdit fondamental, structurant des liens intra-familiaux, mais aussi à la la fonction paternelle ou paternante, fonction de parole et de différenciation.
« Notre grand père paternel était très autoritaire, c’était un tyran contre lequel mon père ne pouvait pas grand chose. Plus tard, j’ai appris que mon grand père avait couché avec quasiment toutes les femmes de la fratrie. En fait, j’ai compris qu’il les a toutes violées. Ma mère a toujours pris soin de nous (notes de l’auteur : les filles, petites filles du grand père), pour que nous soyons belles, sportives. Ma mère avait fait en sorte que nous soyons lavées de la souillure familiale et que notre corps soit relevé de la saleté de notre grand père. »
Cas* d’une jeune fille adolescente présenté en équipe de pédo-psychiatrie.
Les liens dans une famille, entre parents et enfants, frères et soeurs, procèdent tout à la fois de l’amour et de la haine. Compétition dans la fratrie pour s’assurer de l’amour des parents, compétition narcissique pour être le premier ou la première, avoir les meilleurs résultats, ou de l’ascendant sur les autres, préférences des parents pour un de leurs enfants : les « bonnes raisons » de l’amour c’est-à-dire aussi de l’attachement, comme de la haine : le reproche, la rancoeur, les critiques, la mise en acte agressive trouvent leur place dans la relation parents-enfants.
De la place des parents, Winicott indique dans son ouvrage « la famille suffisamment bonne » qu’ils ont à assurer leurs enfants de sentiments stables, même dans le cas de sentiments haineux, ou qu’ils se savent haïs.
« Ma soeur a toujours été la préférée de mes parents. Ils l’admiraient, disaient qu’elle réussissait bien à l’école, était joyeuse, agréable. Moi, j’étais souvent de mauvaise humeur, irascible. Je leur adressai secrètement des reproches, jusqu’à dire pour moi-même que je ne les aimais pas. Je reportais mon agressivité sur ma soeur par de petites humiliations. Je lui volais ses bijoux, les cachais dans le jardin, accusant ma soeur auprès de mes parents de ne pas en prendre soin. J’ai compris plus tard que je ne me sentais pas aimé de mes parents. »
Cas* d’une jeune adulte en cellule d’écoute psychologique.
« On peut penser la psychose comme un terme populaire pour désigner la schizophrénie, la maniaco-dépression et la mélancolie avec plus ou moins de complication paranoïaque. Il n’y a pas de frontière nette entre une maladie et une autre, et il arrive souvent qu’un individu obsessionnel par exemple, devienne déprimé ou confus, puis recommence à être obsessionnel. Ici les défenses névrotiques se transforment en défenses psychotiques et inversement. Ou encore des individus schizoïdes deviennent des dépressifs. La psychose représente une organisation des défenses, et toute défense organisée dissimule la menace d’une confusion, voire d’une rupture de l’intégration ».
Winicott in « la famille suffisamment bonne ».
Le constat clinique de Winicott est qu’une famille s’organise autour de la psychose d’un enfant ou d’un parent. Ce qui revient à la personne peut aussi revenir à une famille : la dépression initiale d’un parent ou des deux, l’état de désorganisation psychique, l’explosion pulsionnelle, tout comme l’effondrement symbolique du lien et du cadre contenant : enfants livrés à eux-mêmes, envahissement d’un logement par la saleté, les déchets, violence intra-familiale.
« Lorsque l’enfant est déposé à notre hôpital de jour le lundi matin, nous le réceptionnons régulièrement sale, dans ses excréments. Nous avons du plusieurs fois traiter ses cheveux contre les poux. L’enfant (note de l’auteur : autiste) est déposé par un taxi, aussi nous ne voyons jamais les parents. Lors d’une visite à domicile, nous avons discuté de l’état de propreté de l’enfant. La mère nous est apparue abattue, a dit qu’elle lavait et changeait l’enfant chaque jour. Elle s’est mise en colère et nous a accusé de la juger mauvaise mère. »
Cas* présenté par une infirmière en hôpital psychiatrique.
Le contexte social, culturel et psychique du groupe familial est constitué des places nominatives ou normatives, et de places implicites qui déterminent ce qui se passe à l’insu de ce que les places nominatives ou normatives devraient produire.
Places nominatives ou normatives : par exemple, le père, la mère, le frère ainé, la soeur cadette.
Places implicites : la mère figure de l’autorité, le père passif, le frère-petit enfant, la soeur enfant préférée du père.
Des places implicites engagent des jeux de rôle, c’est-à-dire qu’il y a une distribution des rôles qui n’est pas dite mais qui se produit effectivement, avec les ambivalences, sources de conflit, et confusion entre places nominatives ou normatives et places implicites.
Le pouvoir dans une famille, ce n’est pas tant qui décide du budget, de l’organisation quotidienne ou des activités communes. C’est cela, et aussi le pouvoir d’influence, le pouvoir par les affects. On pourrait résumer la question du pouvoir dans un groupe familial comme celle de l’ascendant pris par l’un-e ou l’autre sur les autres et de ce qui est en jeu dans la perpétuation du pouvoir, ou de ce qui se joue dans des conflits de pouvoir.
Du fait qu’il y a transmission, les réalités d’un groupe familial mettent en jeu des représentations, des positions et des normes qui n’appartiennent pas au groupe restreint parents-enfants, mais au groupe d’origine respectif de chaque parent.
Cas :
Un jeune couple demande à entrer en thérapie familiale sur la base de désaccords fréquents à propos de l’éducation des enfants et de la façon de s’y prendre du point de vue des parents. Pour la mère, les enfants s’expriment, disent leurs besoins. Elle reconnait qu’il leur faut des limites pour les construire et parce que la place de parent, en fait de mère, est fatigante. Pour le mari, les parents doivent apprendre l’obéissance, il y a ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas. Il reconnaît exprimer davantage des limites et des interdits que des permissions.
La thérapie engagée, mari et femme vont évoquer leur enfance et le système familial dans lequel ils ont grandi. Celui de la femme, originaire d’Europe du Nord, est un système permissif, dans lequel les parents encouragent l’enfant à s’exprimer, à prendre des initiatives. Les débordements sont recadrés en douceur, sur le registre de la raison, et non de la morale (le bien, le mal). Le système du mari, d’origine française, de famille bourgeoise assez stricte - c’est lui qui le dit - est autoritaire. Le père est craint, et les enfants se conforment à ses injonctions. Le mari reconnaît qu’enfant, il a souffert de ces rigidités. Il ajoute que la rencontre avec son épouse s’est aussi jouée en contre-modèle de son modèle familial : en place de la rigidité et des principes, de la joie, de la créativité, de l’affection exprimée.
Par conséquent, les parents se confrontaient par modèles familiaux interposés, ce qu’ils n’avaient pas repéré. Qui plus est, la demande implicite du mari à sa femme était qu’elle fasse contre-modèle à son autoritarisme et à ses rigidités paternelles, ce qui augmentait paradoxalement le conflit par la compensation affective implicite que sa femme mettait dans son rôle de mère. Quant à la mère, elle demandait implicitement à son mari dans son rôle de père de soulager sa fatigue. Chaque parent allait chercher l’autre sur un terrain de la compensation, tout en jouant de son modèle familial d’origine.
Dans un groupe d’analyse de pratiques, ce qui est mis au travail de ces réalités familiales présentes à des professionnels s’organise en plans différents :
Dans une séance de médiation :
Des directions sont possibles :
sur la question de l’autorité :
sur la question de la place du grand frère :
Du contexte de l’institution, les conséquences de la position de tiers ont des effets
Le dispositif d’analyse des pratiques ouvre à dire et à penser les effets de la visite à domicile comme substitution du cadre familial au cadre institutionnel.
En visite à domicile, le contexte familial peut être d’autant plus prégnant qu’il se déroule dans son cadre habituel. On dira que les membres du groupe familial « se sentent chez eux », et de fait ils y sont !
« Lors de ma première visite à domicile, quand je suis entrée, il y avait de nombreux chiens dans la maison. La mère de Jérôme, sur le ton de la justification, m’a dit « vous voyez, j’ai aussi des chiens à m’occuper. » J’ai ressenti un malaise, alors que Jérôme et ses six frères et soeurs sont négligés par les parents. Est-ce que je devais acquiescer, ne rien dire ou au contraire dire quelque chose de cette cohabitation d’enfants livrés à eux-mêmes et d’animaux qui prennent de la place affective et de l’argent ? »
Cas* présenté par une éducatrice en SESSAD
Donald W Winicott, « la famille suffisamment bonne », Petite Bibliothèque Payot (format de poche).
Jean-Richard Freymann, « Passe, Un Père et Manque », Editions Eres-Arcanes. Jean-Richard Freymann et Michel Patris, « les cliniques du lien », Editions Eres-Arcanes.
NDLR* Les cas présentés sont aménagés pour en préserver la confidentialité. L’auteur a ajouté des cas de sa clinique thérapeutique pour en étayer le propos et le rendre tangible.