Skip to main content
Lille, Paris, Strasbourg, Lyon, Marseille, Nice, Toulouse, Bordeaux, Rennes…
Plus de 500 Professionnels au service des Equipes

Recherchez dans les articles

“C’est pour faire équipe”

équipe

Travailler en équipe, voilà une configuration qui pour être banale, n’en est pas moins étonnante : réaliser un travail donné dans une « chaine » hiérarchique ; inscrire ce travail dans des relations de complémentarité avec d’autres ; et souvent, on ne s’en étonne pas suffisamment, ça ne marche pas si mal. Ça ne marche pas si mal, cela peut paraitre surprenant, quand la dimension du bien ne hante pas trop les protagonistes.

Dans mon parcours, des équipes j’en ai dirigé quelques-unes, je n’avais jamais entendu parler d’un « c’est pour faire équipe ». C’est pourtant cette demande qui se répète dans la mise en place de groupes d’analyse de la pratique. Elle est formulée plutôt par des directrices, ce qui ne signifie pas qu’un homme ne puisse la faire, c’est peut-être simplement que les fonctions d’encadrement se sont considérablement féminisées. Une APP pas « pour faire une équipe », mais « pour faire équipe » au niveau d’une équipe déjà constituée. Une demande qui me parait indiquer un espoir, qu’entre les uns et les autres, aussi bien sur l’axe horizontal que vertical, ce ne soit pas tout de suite la guerre, que ce ne soit pas tout de suite la « faute à », puisqu’il y a une sorte d’affinité entre la désignation d’un fauteur et le goût pour guerroyer.

Il y quelques temps, j’ai découvert Cormac McCarty, un auteur américain (il est décédé tout récemment). J’ai acheté quelques livres : « La route », publiée en 2006 et « Le passager », paru en début d’année. Dix-sept ans entre les deux bouquins. La route, se déroule dans un monde postapocalyptique. Le livre raconte le trajet d’un père et d’un fils, vers un hypothétique lieu d’asile. Dans ce parcours ils rencontrent des personnages sur le mode de l’irruption, des irruptions souvent menaçantes, parfois amicales, mais toujours des irruptions. La trame narrative, nous invite à suivre la route avec les personnages principaux et le lecteur y va avec enthousiasme, ce qui nous indique que notre jouissance ici, n’est pas dérangée. Nous circulons avec les personnages dans un univers, qui malgré sa faculté à nous inquiéter, nous reste familier. Dans le Passager, là aussi des personnages apparaissent, nous sommes pas sur le mode de l’irruption, plutôt de l’apparition, à partir de laquelle, un dialogue s’engage entre le héros et ces différentes figures. Étonnamment, la trame narrative ici, nous transporte, je dirais au-delà d’un horizon familier, et un sentiment d’étrangeté se glisse dans la lecture. Une écriture plus difficile qui pourquoi pas nous fait perdre le fil, qui peut faire aussi que nous dressions l’oreille. Après tout, c’est rarement dans la facilité que nous dressons l’oreille, la facilité, notre pente à nous maintenir dans le familier, semble davantage propice à nous dresser l’oreille. Une clé de ce roman se niche peut-être dans cette conversation que Bobby Western, c’est le personnage principal, tient avec un ami, une discussion sur la physique quantique, sujet qui parait intéresser McCarty : « Tu as laissé entendre que le temps pourrait bien procéder par à-coups plutôt que de façon linéaire. Que l’idée d’un monde divisible à l’infini comportait certains problèmes. Et qu’en revanche un monde discontinu forcerait à s’interroger sur ce qui relie les éléments ». Ce qui m’a paru remarquable dans ces deux romans, c’est que si dans « La route » le père et le fils entreprennent un voyage semé d’embuches, à la destinée hypothétique, c’est bien Western qui semble être déraciné, un déracinement articulé à une culpabilité latente.

Ces lectures m’ont fait associé à la musique, au jazz plus particulièrement, puisque c’est une de mes tasses de thé. Il y a d’abord le swing ; le swing ça balance, voilà un rythme qui vous entraine, l’auditeur y est aisément à son affaire, l’irruption du free jazz, l’introduction ce qu’il est convenu d’appeler une déconstruction de la pulsation linéaire au profit par exemple de ce que Cecil Taylor a appelé le tempo subjectif – plus besoin de grille d’accords pour improviser – c’est une autre affaire. Du coup, l’oreille hésite, elle ne trouve pas les appuis qui comme dans « La route », vous permettent de vivre une histoire, une aventure, sans quitter en quelque sorte ce champ du familier. Il y a des musiques qui comme certains textes ont ainsi la faculté de nous dresser l’oreille, avec pourquoi pas, des effets de transferts collectifs. Il y en a d’autres qui nous font hésiter, qui font que notre oreille se dresse, ça ne s’oppose pas au transfert, mais peut-être qu’il se trouve ici plus singulier.

Foule artificielle et foule éphémère

Je reviens à ce « c’est pour faire équipe ». Il est peut-être à entendre comme une demande pour que ces équipes modernes, qui peuvent se présenter comme des…, je ne sais pas moi, des rassemblements de micro-entrepreneurs, soient moins soumises à des alternances de moments d’indifférence au collectif et d’autres, produisant ce que Freud a appelé des foules éphémères. En lisant « Analyse du moi et psychologie des foules », je me suis dit que ce que demandent ces directrices se résume peut-être à ce que leur subordonnés leur concèdent un peu d’autorité, qu’ils les aiment un peu ; ça aide pour commander. Quelqu’un qui n’est pas intéressé par l’amour peut difficilement commander, c’est tout aussi difficile s’il n’est mené que par l’amour.

D’une certaine façon, ces manageurs, puisque désormais c’est comme cela que la chefferie est nommée, ne demandent-ils pas, sans nécessairement le savoir d’ailleurs, que la mise en place d’une analyse de la pratique puisse venir contrarier quelque chose d’un défaut de domicile dans l’Autre, qui représente un trait de notre culture. Ils ont pourquoi pas la nostalgie d’équipes qu’ils n’ont pas connus, constituées en foules artificielles. Freud prend l’exemple de l’armée et de l’église pour éclairer la structure de ces foules qu’il nomme artificielles, ça fait rêver non ? Des foules de « l’ancien monde » régies par un transfert collectif à l’égard de ce qui se manifesterait comme le représentant ou l’incarnation d’un pouvoir (ça ne produit pas les mêmes foules), un transfert collectif comme principe stabilisateur. Un transfert collectif s’il peut faire domicile, c’est néanmoins en masquant la vacuité de l’Autre, pour maintenir vive l’existence des figures imaginaires forgées dans l’enfance ; la vacuité de l’Autre nous préserve des embrigadements, encore faut-il la supporter. Naguère, j’avais entendu l’interview d’un officier de la Légion étrangère. Le journaliste lui demandait ce qui faisait tenir la Légion. Cet officier de répondre : « ce qui fait tenir la légion ? Mais c’est l’amour… », il ne faisait que reprendre l’hypothèse freudienne, que l’amour constitue l’âme des foules. Mais si l’amour vise à faire un, le charme de l’amour réside dans le ratage de cette visée, si l’amour vise le un, il ne fait que le viser, il le vise encore et encore. Je dirais que les jeux de l’amour se supportent de l’altérité, puisque le plus souvent ils ratent ce que Lacan nomme « l’extrême de l’amour, ». C’est pourquoi il doute que l’amour ne soit jamais une passion. Quand il ponctue son séminaire Encore, c’est avec la question de l’être, dont il interroge si ce n’est pas là qu’il y a à situer « la vraie amour », celle nous dit-il, qui débouche sur la haine. C’est ce à quoi peut parvenir une foule, elle risque alors de s’en prendre à une altérité désormais fautive.

Résurgence de l’attrait de la faute ?

Dès lors que nous nous engageons dans un travail d’analyse de la pratique, nous nous trouvons à patauger dans le lien social, nous barbotons dans les problèmes moraux, dans la question du bien. Qu’est-ce qu’un analyste vient-il faire la dedans ? Peut-il même y avoir du psychanalyste dans une foule ? C’est souvent au titre « d’intervenant » que nous sommes sollicités. Parfois, malgré nos réserves, il y a à considérer avec bienveillance les signifiants qui s’installent dans le lexique commun, à ne pas avoir à leur égard une position trop morale. Si ce terme d’intervenant peut nous déplaire, souvenons-nous qu’intervenir signifie « interrompre en prenant part » et « cela peut faire évènement [1]».

Il y a un truc qui me semble être un point aveugle de l’univers managérial, il consiste en un effacement d’une parole adressée qui accompagne l’extension de la référentialisation des pratiques. C’est remarquable, vous passez d’une institution à une autre, vous entendez la même plainte à l’égard d’une forme de décomposition institutionnelle : « on ne se parle plus et on ne sait plus où on en est » me disait lors d’une séance une aide-soignante. Cet effacement d’une parole adressée stimule une confrontation endémique, parfois exaltée, sur les sources du bien et sur l’identification de ses dépositaires légitimes. Un appariement qui me parait avoir la faculté de ranimer la présence d’une faute latente qui se ballade, qui colle aux semelles des protagonistes, et plus l’affrontement sur le bien de l’autre se déploie et plus se manifeste la dimension du péché que nous pensions tombée en désuétude. Pour Paul[2], c’était moins à l’occasion d’un mal que se manifestait le péché, que dans l’articulation entre la volonté de vouloir le bien de l’autre et l’impossibilité de commettre autre chose que le mal. Dans le séminaire l’Ethique, Lacan reprend en la déplaçant la position de Paul. Il nous dit que le bien est un masque posé sur ce qu’il appelle « l’attrait de l’univers morbide de la faute ». Dans ce séminaire, il convoque Antigone, le combat de la gamine contre Créon qui agit pour le bien de la cité, Lacan nous faire entendre que si vouloir le bien de l’autre conduit au mal, c’est parce que de bien il n’y en a qu’un…. Le mien.

Nous ne sommes plus au moment de l’affranchissement naturaliste du désir, promu par l’homme de plaisir pré-révolutionnaire, serions-nous dans celui d’un affranchissement scientifique du désir ? Nous évoquons souvent les effets d’addiction que produit la multiplication des gadgets dans le lien social. Ce mur de jouissances auquel nous sommes culturellement appelés à nous confronter, vient-il charger l’homme d’un attrait pour une faute si lourde qu’il ne peut qu’essayer de l’effacer, pourquoi pas par l’usage des protocoles, ou de la repousser, pourquoi pas en l’attribuant à ses semblables. Dans notre long périple démocratique et son vacillement, quelque chose de l’attrait de la faute se réveille-t-il ? Une démocratie, c’est pourquoi pas sa marque de fabrique, n’est pas trop fascinée par l’univers morbide de la faute, elle laisse à d’autres régimes le soin de s’y mirer et de le mettre au service des ségrégations et des persécutions de toutes sortes.

Quelle est cette faute dont je fais l’hypothèse qu’elle fait un retour dans notre modernité. Freud l’avait appelé meurtre du père, ce qui peut faire éclore quelques associations d’idées avec notre actualité dans laquelle, du père il ne cesse d’être question, ne serait-ce que pour le condamner encore et encore. Lacan a déplacer l’interprétation freudienne en situant le sentiment d’obligation et de culpabilité qui s’y rapporte, dans l’énergie du désir. C’est du désir que s’érige l’attrait de la faute et la fonction de la censure. La complicité occidentale entre un idéal de « parole libérée » et le déploiement d’une censure toujours plus accomplie est tellement massive…

La « cancelisation » d’un père dans l’Autre, qui s’accompagne d’une désaffection de ce lieu de l’Autre, loin de nous faire rencontrer la liberté, réhabilite-t-elle notre appétence collective pour la censure ? Nous retrouvons-nous, à renouveler la confusion de Paul entre la loi symbolique et cette figure grimaçante d’un commandement qui impose au sujet de faire silence ?

Que peut une analyse de la pratique ?

Alors, je reviens à ma question ; quand nous nous avançons dans ce bouillon culture de l’analyse de la pratique, notre participation va -t-elle permettre d’interrompre quelque chose ? Vais-je par exemple répondre à cette demande de faire équipe, dois-je y répondre d’ailleurs ?

Claire Feltin[3], qui a une solide expérience de cette démarche d’analyse de la pratique, rappelait dans un petit texte de 2013, que la seule institution de la psychanalyse c’est le transfert. Elle pointait que : « le transfert est du côté de l’analyste, c’est à lui de permettre qu’il s’établisse en supportant d’être un lieu d’adresse ». Avec cette première question portant sur un écueil possible, puisque cette dimension du transfert se manie au sein d’un groupe. Cet écueil me semble-t-il, réside dans ce qui peut être une tentation pour « l’intervenant » de se glisser dans le discours du maitre, écueil d’autant plus important qu’il peut susciter une certaine notoriété. Pourquoi parler d’écueil ? Je répondrais volontiers, parce qu’il n’y a pas de transfert collectif qui ne se dégrade en suggestion, c’est comme cela que j’entends que le transfert collectif vient masquer la vacuité de l’Autre. Le discours du maître est au service des biens, c’est en cela qu’il fait lien social, il tend à nous dresser l’oreille. Lacan nous dit que la ligne qui partage le transfert de la suggestion et toute fine, toute menue, que c’est juste que le transfert est abstinent, il vaut mieux ne pas être trop bavard. Cette abstinence porte sur le service des biens. Une analyse de la pratique n’a pas à se mettre au service des biens, elle n’a pas non plus à le contester, mais seulement à le suspendre, juste le temps d’une séance. Pourquoi cette question du transfert et cette suspension sont-elles importantes ? Je dirais que ça nous permet de nous avancer dans cette pratique en groupe avec l’appuis de ce savoir qui se façonne dans le trajet d’une cure, je vais reprendre la formule de Freud, que « boiter n’est pas pécher ».

Philippe CandiagoSi Lacan a pris appuis sur Paul pour articuler loi et désir, il n’est pas resté à cette articulation, il a prolongé son élaboration en explorant la doctrine de la grâce. Là on se tourne davantage vers Augustin. Dans le séminaire L’identification, Lacan situe la grâce comme une économie subjective, dont il est bien difficile de faire l’épreuve hors d’un transfert. Une analyse de la pratique peut-elle se faire le lieu où chacun se sent suffisamment assuré, pour se laisser déborder par sa parole, pour se laisser déplacer par son dire, pour inscrire, juste le temps d’une séance, quelque chose du hors mesure, du non calculable. Lacan soutenait qu’on ne peut comprendre un acte si l’on ne comprend pas la problématique de la grâce. La doctrine de la grâce n’est pas organisée par le service des biens, elle ne dresse pas l’oreille, elle n’est pas morale, elle ne vise pas à corriger ce qui nous fait boiter. La configuration groupale est très efficace pour nous maintenir dans le familier, pour nous dresser l’oreille. Une analyse de la pratique peut-elle faire appuis à un travail qui quoique se pratiquant dans un groupe, aurait la faculté de nous exiler du familier, afin de nous inviter, un par un, à dresser l’oreille… Juste le temps d’une séance… Pour le reste…

Philippe CandiagoPsychanalyste, Intervenant en analyse de la pratique


Références Bibliographiques

[1] A. Rey (dir), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2019 ;

[2] Epitre aux apôtres romains.

[3] C. Feltin, Comment passer en mode transfert, c’est le sujet de notre journée, journée AMCPSY, samedi 14 septembre 2013, Le transfert en institution.


Crédit Photo : PxHere

Equipe, faute, foule