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Nous ne sommes pas d’accord – Qu’est-ce que l’analyse de la pratique nous apprend du lien social?

Charles Melman

Lorsque je dirigeais encore un service d’action sociale, j’avais comme bien d’autres, noté une inflation de l’utilisation de l’écrit dans l’organisation du travail : les projets de services s’étoffaient, moult documents apparaissaient, substituant l’emploi de textes, à une parole qui semble-t-il n’apportait… n’apporte plus, suffisamment de garanties à l’action collective.

‘’Nous ne sommes pas d’accord’’

J’emprunte ce titre à Charles Melman[1]. Je l’ai prélevé dans un recueil de conférences qu’il a prononcé en Colombie durant l’été 2004. J’ai relu ces « Entretiens à Bogota » et j’ai été particulièrement accroché par ce texte : « Nous ne sommes pas d’accord : La parole réunit et sépare », dont la portée clinique et politique est d’une actualité déconcertante. Les praticiens des établissements sociaux et médico-sociaux, sont immédiatement intéressés par cette mise en place des lois de la parole qu’il nous propose, puisque leur acte professionnel, les organisations collectives dans lesquelles ils interviennent, ne sont pas épargnées par un malaise, qui ne cesse de se renouveler, dans ce champ des métiers, dits par Freud, ‘’impossibles’’ : de soigner, d’éduquer et de diriger. Cet impossible n’est certes pas à considérer comme un irréalisable, mais comme l’appui à un exercice professionnel, qui ne saurait se réduire à cette circulation ‘’toute rikiki’’, d’une demande susceptible de trouver une réponse dans une offre mesurée à l’aune des affects de satisfaction ou à l’aide d’indices chiffrés.

Du statut d’un texte…

Charles Melman, aujourd’hui décédé, nous a laissé une œuvre remarquable de vitalité. Une œuvre nous pouvons l’admirer, voilà qui ne mène pas bien loin. Nous pouvons aussi la considérer dans le fil de sa racine, comme un ‘’opus’’, un ouvrage donc, un labour, susceptible d’avoir des effets de fécondité. Comme désormais notre accès à son travail ne peut s’appuyer que sur des textes, cela nous met face à une difficulté : ces textes, comment allons-nous les utiliser ? Un texte, sauf à le laisser s’empoussiérer dans une bibliothèque, nous offre cette possibilité de pouvoir y revenir indéfiniment, cela rend plus délicat le maniement de l’oubli, de l’écorchage du sens, du ‘’contre-sens’’, voire de ‘’l’un des sens’’… puisque nous pouvons indéfiniment aller vérifier ‘’le bon sens’’, faire de cette écriture un ‘’libellé authentique de la parole divine’’. Nous pouvons ce texte, nous mettre à le réciter, adopter à son égard une attitude religieuse. Peu importe son contenu, un texte a cette faculté de stimuler notre disposition à l’évangélisation.

Il y a quelque chose qui m’embarrasse, c’est la question de l‘adresse d’un texte. Un texte est-il adressé ? Il est peu évitable que l’écrivain façonne une adresse dans son geste d’écriture, mais s’agit-il d’une adresse qui s’éprouve ? Il ne peut qu’espérer, que le lecteur qui se laissera atteindre par son travail, le fasse vivre par sa lecture, qu’il n’en fera pas une pastorale, mais une lecture susceptible de renouveler l’écriture initiale. Il y a quelques temps, Nazir Hamad[2], dans le cadre d’une journée autour de son livre « La bille bleue[3] », avait proposé ces quelques remarques : « C’est ça l’intérêt de quelqu’un qui vient parler de votre livre, il ouvre des perspectives que vous ne voyez pas. Et quelqu’un qui vous dit ‘’voilà ce que vous avez suggéré, ce que vous avez écrit’’. Et vous vous demandez ‘’moi’’ ? ‘’C’est moi qui ai écrit ça’’ ? […] Et c’est ça l’intérêt d’écrire parce que ça laisse à chacun cette possibilité de lecture, sa version… »[4].

… Et de la parole

Dès lors que nous prenons la parole, cette adresse nous l’éprouvons réellement. Cela peut produire des effets inattendus ou répétitifs, mais quand nous parlons, il se manifeste une petite vibration qui témoigne de la limite imposée par l’énonciation, une vibration qui témoigne qu’il y a un sujet qui essaie de trouver son chemin : « La réaction de ceux à qui le locuteur s’adresse est essentielle pour que le sujet puisse tracer son chemin[5] », nous dit C. Melman. Cela nous fait entendre qu’un sujet ne relève pas de l’essence de l’un ou de l’autre, il n’est pas essentialiste, il se manifeste dans la coupure de l’un et de l’autre.

Cette expérience de l’énonciation est notre compagne habituelle, mais nous pouvons vouloir l’esquiver. Qui dans son travail ou dans des modalités plus intimes, n’a pas été embarrassé par son propos, ne s’est pas mis à bafouiller, n’a pas commis un lapsus ? Le recours à la récitation n’est pas exceptionnel, c’est une parade éprouvée au risque de l’énonciation. Un des premiers travail en analyse de la pratique consiste à inviter chacun à se rétablir dans sa parole, à ne pas laisser dicter son propos, non par l’autre, mais bien plus, par ce qu’il pense être le dit que l’autre attend de lui, afin pourquoi pas, de se laisser surprendre par les effets de son dire.

Lacan ne parlait disait-il ‘’qu’en analysant’’, dire des bêtises, se laisser mener par le jeu des associations, avec parfois la surprise d’une question, d’une brèche dans le ‘’ronron’’ des idées toutes faites. Freud qui avait une formation scientifique, faisait du père un progrès consistant à ménager la possibilité d’une hypothèse, soit de quitter le champ de l’évidence. Si le père est un fondateur, il ne fonde que la coupure entre S1 et S2[6], c’est pour cela qu’il est légitime de dire qu’il est ‘’dans la langue’’, mais aussi ‘’de la langue’’. Il est dans la langue, car il s’agit d’un universel qui n’a besoin d’aucune figure fondatrice, d’aucune figure imaginaire pour forger cette limite inscrite dans l’énonciation, sans laquelle aucune hypothèse n’est possible. il est aussi de la langue, parce qu’il s’agit d’un universel un peu bizarre, puisqu’il adopte un fonctionnement spécifique dans chaque langue. L’humour par exemple, les jeux de mots de l’humour, ne sont pas toujours intelligibles d’une langue à l’autre, les effets de coupure n’empruntent pas des chemins identiques d’une langue à l’autre.

Pourquoi les propos de nos hommes politiques, dés-lors qu’ils sont dans cet exercice de communication qu’exige aujourd’hui les médias, peuvent-ils nous paraitre insipides ? Je dirais que c’est parce qu’ils sont invités à ressasser des ‘’éléments de langages’’ comme on dit. Ha ! les éléments de langage, chacun peut les apprendre et ainsi réciter un texte. Nous pouvons être surpris de la docilité de ces hommes et de ces femmes, qui occupent des fonctions sociales importantes, de leur docilité à l’égard de ce qui commande la médiatisation du débat public : l’exigence de s’abolir comme sujet de l’énonciation. C’est cela qui établit un texte, le sujet de l’énonciation a disparu.

Une analyse peut nous permettre de ne pas nous offusquer à l’égard de cette énigme que le semblable se noue au différent. Cette énigme peut se glisser dans un travail d’analyse de la pratique. Il m’arrive d’inciter les participants à se laisser interroger par ce qui leur vient, là tout de suite et à lire entre lignes des propos entendus. Cela peut soutenir un dialogue fertile qui s’établit à partir d’un recours : celui de ne se laisser ‘’tout mené’’ par le bout du nez par un texte.

L’étrange pouvoir de la parole 

Donc, la parole dispose de ce pouvoir étrange de réunir en séparant. Dans cette conférence, C. Melman nous dit que l’adresse, le simple fait de s’adresser à quelqu’un, ménage inexorablement deux places. A défaut de cette adresse, la question de la place, si importante dans notre moment culturel peut se faire persécutrice de s’abolir comme question. C’est peut-être même, tout le champ de l’interrogation qui se trouve déstructuré, puisqu’une question ne peut se formuler autrement que dans une adresse. C’est peut-être même le champ du dialogue qui se trouve à son tour désarticulé. Rolland Chemama le situe dans les premières pages de son livre « La psychanalyse comme dialogue ». Il y précise que le dialogue est : « ce qui objecte à toute parole qui s’organise en accentuant les antagonismes[7] ». Je dirais que cette accentuation est corrélative de l’appauvrissement de notre appétence pour l’interrogation.

Dans nos conversations les plus ordinaires, quelque chose d’une revendication narcissique court de façon plus ou moins discrète. A défaut d’une présence tierce dans la parole dont la question se fait la représentante, à défaut d’une interrogation susceptible de soutenir un savoir troué, cette exigence narcissique peut prendre les commandes et rendre le débat plus éruptif. Voilà quelque chose qui n’est pas rare dans nos modes de communication modernes, pourquoi pas quand des textes s’affrontent par la voix de leurs récitants. Nous pouvons ainsi être surpris de la faculté de quelques textes de passer d’une institution à l’autre, de se ressasser d’une réunion à l’autre – les mêmes phrases, les mêmes propos, les mêmes éléments de langage – voilà qui nous instruit sur leur puissance colonisatrice.

Par l’analyse de la pratique, j’ai renoué pour ainsi dire avec la vie des institutions. Il a des lieux où les participants façonnent aisément des questions, ce n’est pas une affaire de formation, ni de compétences ; il y en a d’autres, ou ce champ de l’interrogation est famélique. Il peut se rétablir et l’analyse de la pratique peut favoriser ce mouvement, c’est une de ses fonctions, elle n’y parvient pas toujours… Et bien quand ce champ de l’interrogation est comme cela rabougri, les liens entre les professionnels, aussi bien sur l’axe horizontal que vertical, sont plus rudes, plus anxieux. La dimension relationnelle vient sur le devant de la scène et la disputation peut ne plus disposer d’autres arguments que le ressenti des protagonistes. Dès lors, ce pouvoir de la parole d’unir et de séparer se rompt dans l’expression d’une douleur, voire d’un sentiment d’agression.

Pourquoi la parole dispose-t-elle de se pouvoir de réunir ? C. Melman nous dit que c’est parce que cette adresse, en ménageant ces deux places du locuteur et de l’auditeur, véhicule une promesse de jouissance à partager entre l’un et l’autre, une promesse d’union – Sans cette promesse, pas d’histoire d’amour, pas de lien social, pas de politique – jusque-là tout va bien, nous voilà réunis par une promesse de partage. Le vœu d’égalité s’en déduit. Il implique néanmoins quelque chose à laquelle nous pouvons être réfractaires, puisque cette jouissance identique pour tous, efface ce que nous considérons également comme un bien précieux, notre singularité, cette promesse d’union, exige pour se réaliser, que nous sacrifions ce bien précieux.

Heureusement, la parole nous offre aussi le pouvoir de séparer puisque la jouissance promise, n’est pas la même à ces deux places. Ce n’est pas une affaire de malversation mais de logique, le pouvoir de réunir de la parole se trouve intriqué à son pouvoir de séparer. Sans cette inégale répartition entre l’un et l’autre, la promesse de partage ne peut se faire promesse, et à défaut de cette promesse d’égal partage, la séparation se fait ségrégative.

Lien social et jouissances

Cette disposition de structure est conflictuelle depuis qu’il y a de l’homme, aujourd’hui, il plus convenable de dire depuis qu’il y a de l’humain. Cet élément de langage n’épuise pas la question de savoir pourquoi celui ou celle qui se trouve en position de représenter l’objet, en position ‘’d’esclave’’ soulignerait Hegel ; il néanmoins était attentif à l’articuler à celle du maître par une dialectique. Cette position d’esclave Lacan l’a déplacé en la nommant ‘’S2’’, une formulation qui offre moins de latitude au vagabondage de l’imaginaire. Mais pourquoi avec autant de constance, celui qui se trouve impliqué au titre de S2 dans cette dialectique, témoigne-t-il d’un sentiment de dôle ? Après tout la jouissance propre à S2 n’est pas plus bête que celle qui s’établit en S1. Elle peut nous permettre de ne pas suivre indéfiniment la piste de notre narcissisme pour tracer un chemin inédit, ouvrir à quelques inventions, aussi bien artistiques que scientifiques. Pourquoi les revendications qui émanent de ce lieu ‘’Autre’’, lorgnent-elles sur la jouissance du ‘’Un’’, sur la jouissance du maître ? Est-ce dû au privilège que le parlêtre donne à la jouissance narcissique ? Cette plainte qui peut devenir tonitruante, nous fait aussi entendre que cette place de représentant de l’objet, n’est tenable que dans une économie ou chaque place n’est que de semblant, soit qu’elle n’est pas figée dans un texte.

Parfois, la jouissance narcissique peut paraitre un peu grisouille à celui ou celle qui vient à cette place de maître. Les discussions entre maître ne mènent en effet pas bien loin, les récitations des éléments de langage ne font pas dialogue, elles sont dépourvues d’adresse, puisse qu’une réunion de maîtres, n’est qu’un culte du narcissisme. On s’y ennuie ferme et chacun du coup, n’a de cesse de faire valoir son point de vue. Il n‘en faut parfois pas davantage pour provoquer une guerre. Voilà le type de séparation, qui pour tromper l’ennui, est susceptible d’être promu par le narcissisme.

Quel pouvoir voulons nous ?

Nos républicains ont fait la part belle à l’égalité. Ils ont eu cependant la sagesse avec d’autres idéaux, ceux de liberté et de fraternité, de la disposer sur le fronton des mairies, là où elle est inatteignable. Les idéaux on peut tendre vers eux, c’est ce qui fait leur valeur. La valeur d’un idéal est de tendre vers une limite, de contenir aussi bien notre pente gestionnaire qui est ignorante de la césure. Il vaut mieux cependant que ces idéaux ne cessent pas de se manifester encore et encore à l’horizon. S’ils imposent leur présence dans un ensemble fini, cela signifie que la faille qui lie le zéro et le un se trouve abolie, déniée, réfutée, avec les effets délétères que nous connaissons. Dès lors que le registre du ‘’Un’’ ne souffre d’aucune entame, la tyrannie n’est jamais loin.

Toujours dans cette conférence, C. Melman souligne qu’aucun système politique, aucune révolution, ne peut cependant venir à bout de l’altérité. Sauf à quitter le monde du semblant, à quitter le monde de la métonymie et de la métaphore, on ne peut pas venir à bout de l’altérité. En d’autres mots, ces deux places sont indestructibles. Le signifiant n’est pas fachiste par destination, nous dit-il encore. Il ne l’est pas puisque si la place de S1 se soutien d’une ambition totalisante, d’une promesse d’union accomplie, d’un ‘’begriff’’, cette place n’existe que de situer un ‘’unbegriff’’ en S2, du côté Autre, qui ne peut que faire objection, contradiction à cette ambition totalisante.

Dans certaines circonstances historiques, politiques, cet idéal d’union peut néanmoins nous amener à considérer ce qui vient en position Autre, ce qui fait contre-addiction, à le considérer comme un étranger réel, un ennemi qui doit être écarté, cela peut aller jusqu’à l’emprisonnement, jusqu’à l’assassinat, afin de rétablir l’union compromise. Il y a des circonstances ou l’aspiration à l’union prend appui sur une séparation radicale, une ségrégation et des spoliations réelles. Quand la promesse de jouissance se trouve ainsi accaparée par un maître qui n’est plus de semblant, le pouvoir de séparation de la parole, devient un pouvoir de ségrégation. Au ‘’pas l’un sans l’autre’’ du pacte symbolique qui établit une complicité conflictuelle entre S1 et S2, le fascisme substitute un ‘’c’est toi ou c’est moi’’ de la ségrégation, peu importe je dirais, les idéaux mobilisés.

Philippe CandiagoDans nos contrées démocratiques, l’action collective trace son chemin où cette aspiration à l’union et cette exigence de séparation ne cessent de se heurter. C’est particulièrement vérifiable dans les partis politiques, mais cela se retrouve dans n’importe quelle organisation. La démocratie est plus qu’un simple régime politique, elle relève d’une éthique de la contradiction, une éthique qui établit que le semblant n’est pas un mal. Un parti démocratique accepte que les lois de la parole fonctionnent aussi bien dans l’adresse à ses membres que dans l’adresse à ses adversaires. Quel que soit le programme, ses membres n’interprètent pas la contradiction entre union et séparation de façon clivée – avec un intérieur bon, qui serait sous la menace d’un extérieur hostile. Il y a d’autres mécanismes où l’exigence d’union façonne un intérieur ‘’first’’, qui fait porter le pouvoir de séparation de la parole à un adversaire, un ennemi qui doit dès lors être rejeter à l’extérieur. Voilà une ligne de partage assez simple entre démocratie et fascisme : soit un dialogue entre deux places s’articulant d’un antagonisme complice, soit des soliloques engagés dans une confrontation radicale non plus entre l’un et l’autre, mais entre l’un et l’un, où chacun peut se faire le récitant docile du texte qui le mène par le bout du nez. Ce que je décris ici au niveau politique, s’exprime dans d’autres modalités du lien social, dans n’importe quelle organisation collective, ou encore dans des économies plus intimistes

Philippe CandiagoPsychanalyste, Intervenant en analyse de la pratique – Février 2023


[1] Charles Melman, psychiatre, psychanalyste, fondateur de l’Association Lacanienne Internationale
[2] Nazi Hamad, Docteur ès lettres en psychologie clinique, psychanalyste.
[3] N. Hamad, La bille bleue, 2021, Editions Muse.
[5] C. Melman, Entretiens à Bogota, 2007, Editions de l’Association Lacanienne Internationale, p44.
[6] L’exercice de la parole institue deux places inexorablement solidaires bien que séparées. Lacan les a nommés : S1 et S2.
[7] R. Chemama, La psychanalyse comme dialogue, 2021, Editions Eres,


Crédit Photo : Image par ha11ok de Pixabay

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