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De la construction du cadre interne en Analyse des Pratiques

Je travaille, je m’interroge donc je suis.

Une certaine approche de la construction du cadre « interne » d’une analyseur des pratiques professionnelles

Avant de m’engager dans le difficile exercice d’écriture de cet article, il m’a semblé essentiel de positionner tout d’abord, afin d’éclairer mon propos, l’espace d’analyse des pratiques comme un temps nécessaire de réflexion, de pause dans une quotidienneté professionnelle.

J’ai choisi de m’appuyer sur ma clinique afin de pouvoir définir mon propre cheminement dans la construction de mon cadre interne en tant qu’analyseur des pratiques, mes questionnements sur l’objet de l’analyse de la pratique en confrontation avec les séances que j’ai eues auprès de divers professionnels des secteurs social et médico-social.

La bataille du réel[1], qu’évoque le monde du travail d’aujourd’hui, reflète la société actuelle avec des phénomènes présents comme l’accélération du temps, l’individualisation et l’unification de l’activité. Ainsi, finalement, nous devons être uniques et en même temps pareils : la place du sujet et de la réflexion se réduisent.

Dans son ouvrage « Clinique du pouvoir », E. Enriquez parle de ce travail organisé et de plus en plus morcelé qui déplace la question du pourquoi vers celle du comment. Cette dynamique fait que la question du travail devient très opérationnelle et se prive de toutes démarches interrogatives à des fins de productivité : «Pour que les hommes acceptent de se taire, d’être uniformes, sécurisés, d’être absents de leur destin, il faut que leur énergie, leur liberté, leur désir de reconnaissance qu’ils n’ont pu réaliser ni dans la lutte () ni dans l’appropriation de la parole et du savoir, soient canalisés vers une activité qu’ils ont le devoir d’accomplir ».[2]

Le monde du travail étudié par E. Enriquez est bien sûr celui de la production, mais je pense qu’il est de plus en plus possible de transposer ces questionnements au monde social.

De ce fait, M. Dujarier constate que les milieux du travail, qu’ils soient privés ou publics, sont traversés aujourd’hui par un phénomène de normalisation de l’idéal[3].

Elle rappelle que le travail salarié est ambivalent car celui qui le fait ne lui donne pas les mêmes sens et valeurs que celui qui emploie, qui commande ; elle dit également que l’approche clinique « au chevet » des situations sociales et des sujets, porte l’attention sur le travail réel.

Cette approche s’intéresse effectivement à l’intelligence déployée par le travailleur pour faire face aux difficultés pratiques, sociales et subjectives dans son activité.

Partant de cas concrets, elle propose de construire un savoir partagé sur le travail tel qu’il est prescrit, ré-élaboré, réalisé et vécu, ainsi que sur les écarts constatés.

Ainsi, cette posture prônant une réflexion sur le réel est un dispositif d’arrêt de l’évidence et de l’urgence au profit d’un temps du travail réfléchi, à la fois impliqué et distancié.

Nous pouvons donc dire que le dispositif d’analyse des pratiques propose lui ce temps de réflexion, d’arrêt sur ce que fait le salarié, le professionnel dans son réel de travail ; c’est ce que j’ai pu constater en séances avec différents corps de métiers des secteurs social et médico-social en repérant toutefois des conditions favorisant cette émergence (réflexion, analyse, hauteur de vue et prise de distance, sortir de notre positionnement statutaire, de salarié….).

Mais, pour pouvoir fixer un cadre de réflexion sécurisant à un groupe d’analyse des pratiques, l’analyseur des pratiques professionnelles doit tout d’abord lui aussi travailler à élaborer son propre cadre interne.

J’en déduis donc, qu’au début, chacun d’entre a les ingrédients premiers en soi et qu’il nous incombe de les mettre en harmonie et de les faire vivre.

Cette affirmation gagne ensuite en complexité lorsque je la confronte à un questionnement bien plus large que je peux résumer ainsi :

Comment m’est-il possible de construire/maintenir ma cuisine/mon cadre interne et de le faire évoluer auprès d’un groupe d’analyse des pratiques tout en sachant que tout groupe d’APP est traversé par une dynamique institutionnelle ou qu’il en sera le reflet ?

Cette problématique rejoint l’approche d’E. Enriquez citée plus haut lorsqu’il parle du glissement du pourquoi vers le comment dans les espaces de réflexion dédiés aux salariés, de leur donner une recette toute faite plutôt que de les aider à construire la leur.

Mon cheminement d’analyseur des pratiques, c’est la suite de cette cuisine interne, c’est le plat principal qu’ils me transmettent et mon rôle est de les accompagner, de les aider à valoriser ce plat ainsi que chaque ingrédient qui en fait partie, en me permettant parfois de pouvoir sortir un tout petit peu de la recette prévue tout en gardant à l’esprit où sont les murs de ma cuisine.

Pour qu’il y ait un groupe, il faut que « ça prenne » comme une mayonnaise prend, et c’est à l’analyseur des pratiques et à son cadre interne d’être garant de cette dynamique. Il faut que sa présence soit claire, évidente pour la raison qui fait qu’il est là ; il doit être assez sécurisé pour qu’à son tour, il puisse sécuriser un groupe.

Dans cette dynamique, je me suis appliqué d’abord à me construire un cadre théorique qui m’appartienne ; j’ai commencé à « bricoler » ma cuisine, à tester et à écouter le groupe. Le second ustensile de ma cuisine fut l’écoute, cette écoute au début centrée sur ce qui se passait en moi pour aller ensuite vers l’écoute du groupe, des autres.

En tant qu’analyseur des pratiques, je travaille exclusivement avec un groupe sur des situations concrètes et sur la relation entre l’usager et le professionnel, mais chaque fois, il est frappant de voir dans quelle mesure la dynamique de l’institution influence les échanges et se reflète dans le récit et le comportement d’un groupe.

Ainsi sur un plan théorique et pratique, même si l’objet de l’analyse des pratiques n’est pas le fonctionnement d’une institution, cependant, comme l’indique Ch. Humbert[4], la délimitation absolue n’est pas possible et n’est sans doute pas souhaitable « dans la mesure où l’on estime que l’arrière- fond institutionnel est toujours présent dans l’analyse des situations et dans le fonctionnement du groupe ».

Elle ajoute que « l’intervenant doit pouvoir veiller non pas à interdire les propos relatifs à l’institution en les considérant hors cadre mais à permettre qu’ils puissent être identifiés et différenciés, à interroger avec le groupe, leur sens et leur lien avec les situations étudiées »[5].

Bien sûr et dans les cas extrêmes, il faut interroger le dispositif et probablement proposer un autre niveau d’intervention comme par exemple une régulation.

Mais une fois le constat fait que la situation institutionnelle n’est pas simple, c’est à l’animateur de ramener toujours la réflexion autour de l’objet de l’analyse des pratiques, c’est-à-dire la relation avec l’usager.

Ainsi, je peux faire comme première hypothèse que cet effet est présent dans tous les groupes d’analyse des pratiques ou plutôt qu’il est accentué dans des institutions qui ne vont pas très bien, qui sont en crise comme les enfants qu’elles accueillent et pour lesquelles, l’espace groupal permet de faire un pas de coté et de diminuer la tension du quotidien vécu par des professionnels.

L’analyseur des pratiques professionnelles et son groupe sont toujours dans des effets de reflets, de regards, de jeux de miroirs.

Dans la théorie Lacanienne, le miroir est double : l’enfant se voit dans le miroir mais également dans le regard de l’autre comme dans un miroir.

On peut imaginer que la pathologie de l’usager se reflète de la même manière dans le fonctionnement d’une institution et, ensuite ce fonctionnement à deux se reflète d’une manière plus ou moins prononcée voire directe à son tour dans le groupe d’analyse des pratiques présentant l’institution comme un double miroir. Une institution est influencée par la pathologie qu’elle accueille et qu’elle soigne, ce qui traduit sa ou ses missions premières.

L’objet traité par une institution organise l’institution et il ne peut en être autrement, tout en gardant à l’esprit, la question jusqu’où va-t-elle pour ne pas se construire un « patient » incapable de vivre dans le monde commun.

Une institution doit penser à être soignante/traitante pour « l’usager », pour ce qu’il est venu faire ou chercher dans le service ; elle doit le penser, le préparer à la vie extérieure, ou simplement à moins souffrir, pour lui réapprendre à vivre avec lui-même d’abord et avec les autres ensuite.

Ces reflets présents dans les groupes d’analyse des pratiques qui traduisent toute la complexité d’accueillir au jour le jour des personnes en grande vulnérabilité conduisent à passer de l’étape de ma cuisine interne à un possible échange de recettes.

Ce jeu de miroir peut exister lorsque le cadre est suffisamment contenant et sécurisant ; je porte un groupe d’une manière suffisamment bonne et moi-même, je suis sécurisée par mon contrôle personnel, cela apparait donc comme un écho qui arrive et qui se reflète peut être d’une manière déformée ou imaginaire.

Comme seconde hypothèse, on peut se représenter le groupe d’analyse des pratiques comme l’enfant que l’institution doit porter, en lui construisant un parcours, un projet personnalisé que chacun tient dans sa fonction à bout de bras. Ainsi, le groupe d’analyse des pratiques devient un miroir parfois grossissant de l’institution.

Si le regard institutionnel n’est pas assez «aimant» ou bienveillant, les salariés se sentent morcelés, insécurisés et cette situation doit se refléter dans le groupe d’analyse des pratiques, ce qui peut expliquer l’apparition de termes comme « morcelé », saucissonné et clivage au niveau d’échanges apparus dans certains groupes.

Ainsi, dans un groupe d’analyses des pratiques, c’est la triade RSI (Réel/Symbolique/Imaginaire) de J. Lacan qui se reflète et que, finalement, le constat que « le groupe est plus qu’une somme d’individus»[6] prend alors tout son sens.

J’entends ici par la notion du cadre interne tout ce que je mobilise au niveau psychique lors d’une rencontre avec un groupe.

Ce cadre, comme le dit C. Blanchard-Laville, « respecte les différences et les singularités des personnes qui le constituent et assure une certaine stabilité et sécurité à l’espace groupal».[7]

Effectivement, c’est une notion complexe qui prend en compte différents niveaux mais aussi l’histoire personnelle, la culture et l’expérience de l’animateur.
Pour C. Henri-Ménassé, le cadre interne correspond à « un dispositif littéralement intégré à la psyché de l’intervenant ».[8]

Le groupe et l’institution insistent pour qu’on suive leurs propres règles et il faut un cadre interne solide qui soit accompagné d’une éthique sans faille. Ce cadre permet de faire exister le groupe d’analyse des pratiques et, au fur à mesure, il devient plus implicite pour s’effacer ensuite dans le champ de la conscience, de sorte que sa présence se manifeste seulement lorsqu’il fait défaut.

Finalement, le cadre est perçu lorsqu’il se brise et c’est sa carence qui souligne sa présence antérieure. C’est là, la limite de ce que je peux accepter comme analyseur des pratiques, de jusqu’où je peux aller moi-même en connaissance de ma cuisine interne vers ce qui n’est pas ou plus moi, vers ce qui ferait que je ne puisse plus être suffisamment sécurisante.

L’espace de réflexion proposé dans le cadre de l’analyse des pratiques peut permettre cette expression individuelle. C’est une pratique de la parole singulière en groupe.

Dans ce contexte, on peut imaginer que le groupe d’analyse des pratiques reflète ce mouvement tripartite entre professionnels-institution-usager.

Je suis en accord avec C. Henri-Ménassé qui dira que « les processus se déroulant dans l’espace interne du groupe non seulement ne sont pas dégagés de l’empreinte institutionnelle, mais peuvent être le lieu de son actualisation même »[9]. C’est à l’animateur d’être attentif à ce qui se passe et comment ce « reflet » d’une dynamique institutionnelle arrive dans le groupe.

Aujourd’hui au travers de cet article et de mes expériences, j’interroge un peu plus cette présence institutionnelle et comment elle peut jouer sur la prise en charge de l’usager.

Donc, s’arrêter pour réfléchir est difficile, comme passer de la culture du comment à celle du pourquoi tel qu’Enriquez l’énonçait plus avant.

En conclusion, il faut surtout « ne pas se décourager attendre () s’il le faut pendant des années la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau n’ayant aucun rapport avec la réussite du tableau ».[10]

[1] Dujarier M.A. (2010), « Qu’est qui m’arrive au travail ? Actualité de la recherche –action clinique» in: Clot Y., Lhuilier D., Agir en clinique du travail, Toulouse, Erès, p.88.

[2] Enriquez E. (2008), Clinique du pouvoir. Les figures du maitre, Toulouse, Erès, p.97.

[3] Dujarier M.A. (2010), « Qu’est qui m’arrive au travail ? Actualité de la recherche –action clinique» in: Clot Y., Lhuilier D., Agir en clinique du travail, Toulouse, Erès, p.88.

[4] Humbert Ch. (2012), « La dimension du groupe et de l’institution dans l’analyse des pratiques » in Coord. Coudert F., Rouyer C. Former à la supervision et l’analyse des pratiques des professionnels de l’intervention sociale à l’ETSUP, Paris, l’Harmattan, p.187.

[6] Bion W. (1961), Recherches sur les petits groupes, Paris, PUF, p.95-110.

[7] Blanchard-Laville C. (2008), « Effets d’un cadre clinique groupale sur le travail du penser des participants. Approche psychanalytique » In Clif M., et Guist-Desprairies F., Formation clinique et travail de la pensée, Bruxelles, de Boeck, p.85-105.

[8] Henri-Ménassé C., (2009), Analyse de la pratique en institution. Scène, jeux, enjeux. Toulouse, Erès, p.214.

[9] Henri-Menasse C. (2009), Analyse de la pratique en institution. Scène, jeux, enjeux., Toulouse, Erès, p.13.

[10] Prévert J. (2014/1976), Paroles, Paris, Folio, p.155.

Un article de Joanna LARRAMONA  – j.larramona@yahoo.fr

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